Margaret, pour la dernière fois, lève toi"

La jeune fille grogna, glissant la tête sous sa couverture, sans pour autant obéir. Depuis qu'elle a son propre lit, elle veut en disposer un maximum, et cela inclue le fait de désobéir à son paternel. Debout devant le broc d'eau et le miroir, vêtu seulement de mes bas, je suis en train de raser les derniers poils de mon menton. La lame crisse doucement contre ma peau, et je manque de me couper lorsque Maggy laissa échapper un gémissement digne des plus grandes actrices de théâtre : "Encore quelques minutes s'il te plaît, Père !" Je lâche un soupir et tout en attrapant une chemise, je réponds : "Il n'en est pas question. Nous avons beaucoup à faire. Il va y avoir un bal ce soir et nous devons préparer les vêtements, les chaussures, la calèche, les chevaux..." "Mais nous ne sommes pas seuls a faire cela !" Elle n'a pas tort, mais je ne peux m'empêcher de rétorquer : "Et puis je te rappelle que tu commences aujourd'hui ta formation avec Elizabeth !" Maggy lâcha un nouveau gémissement avant de finir par se redresser. Ses cheveux sont en bataille et ses grands yeux gris, jumeaux des miens, croisèrent mon regard. Elle me dit, avec un sourire : "Tu crois que Mademoiselle Jane dansera encore avec ce jeune homme blond de la dernière fois ?" J'hausse les épaules et réponds, souriant également : "Qui sait ? C'est une jeune femme très demandée." Je ne peux m'empêcher de penser à la beauté de mademoiselle Jane, à ses grands yeux, à son sourire... Je donnerais beaucoup pour pouvoir ne serait ce que toucher sa main. Maggy finit par se lever et vint m'aider à attacher le dernier bouton de ma chemise. Elle me tendit ensuite mes longues chaussettes blanches montantes. Je les enfile en la remerciant, venant les serrer sous mon pantalon, qui se termine seulement sous mon genou. Ma fille en profita pour aller peigner ses cheveux et faire un brin de toilette.

Nous partageons la même chambre depuis toujours. J'ai réussi à lui faire obtenir son propre lit quand elle a eu sa dernière poussée de croissance. De plus, à douze ans, c'est bientôt une femme, et il serait très mal vu qu'elle dorme encore avec son père. J'ai du dépenser une partie de mes économies pour le sommier, le matelas et les couvertures mais, au moins, chacun à son lit, même si la jeune demoiselle vient parfois se glisser dans le mien lorsqu'elle a fait un cauchemar ou quand les nuits sont trop froides. Malgré son âge, elle reste encore une enfant et elle est très attachée à moi. Je termine de m'habiller et de me coiffer, et aide Maggy à attacher sa robe. Nous nous rendîmes ensuite aux cuisines, où toute la domesticité du domaine est réunie pour le repas. Tous se lèvent à mon entrée. Maggy rougit, sourit, et alla s'asseoir avec les femmes de ménage. Elle est fière que son père soit ainsi traité. Depuis que j'ai été nommé majordome, il y a quelques mois, sa vie a pris un tour bien différent. Elle est plus estimée, on la remarque plus. Elle n'est plus la fille du valet de chambre, elle est celle du majordome, du chef, et elle méritait qu'on lui accorde plus d'attention. Ce qui me fait penser que, à peine nommé, l'intendante m'a proposé de la placer en apprentissage auprès des femmes de chambre. Avant cela, c'est à peine si elle m'accordait un regard, et quant à ma fille..
Elle sifflait presque comme un serpent à son approche. Je me rends compte qu'une simple promotion peut changer beaucoup de choses, et cela me dépite un peu. L'être humain est décidément bien hypocrite

La journée, comme je l'avais prévu, fut chargée. Après avoir habillé Monsieur Peter, j'ai rassemblé les domestiques pour préparer la soirée à venir. Heureusement, nous n'organisons pas le bal, mais cela n'empêche en rien le fait que nous avions beaucoup à faire. De plus, nous avions été appelé pour aider l'équipe de domestiques de la maison hôte, qui venait de faire face à une épidémie de rhume. La moitié des effectifs était alitée. Le soir arriva hélas bien vite et je regarde avec appréhension les calèches des amis de nos maîtres, venus en visite cet après midi,  s'élancer dans la nuit. Les domestiques de notre maison étaient pour la plupart partis à pied. Moi, j'attendais avec Maggy, assis à côté du cocher, l'arrivée de mademoiselle Jane, de Monsieur Peter et de leur mère. Nous allons être en retard ! Hélas, je ne peux rien y faire. Ils se préparent à leur manière, chacun va vivre cette soirée d'une manière bien différente. Maggy, vêtue de sa robe de communion, exultait. Même si elle venait pour aider à disposer les verres et les amuses bouches sur les plateaux, elle avait hâte de voir les robes des dames. Elle m'avait parlé de certaines familles qui avaient mis littéralement un an de notre salaire à nous dans une tenue de soirée. Je suis heureux pour Maggy, elle s'intègre bien auprès des femmes de chambre, elle commence déjà à rassembler les ragots. Elle semble adorer cela, et je sais qu'elle va bientôt prendre conscience que tout cela est très important, car de nombreux destins dépendent des rumeurs. Un mariage peut être annulé si on suspecte une relation, un autre peut être organisé si on vient à raconter que deux jeunes âmes se sont souris pendant un bal...

Nous arrivons enfin au bal. Mon statut de majordome, reconnaissable à la couleur de ma livrée, ne me dispense pas d'aider aux tâches les plus simples. Je propose du vin, des amuses bouches, encore du vin. Les convives m'ignorent tous. Comme la plupart des domestiques, je fais partie du décor. Je ne désapprouve cependant que cette perruque rappellant celle qui étaient portées le siècle dernier, qu'on nous a imposé. Je les trouve démodées et dégradantes. Les danses s'engagent et j'en profite pour aller ranger quelques verres qui traînent dehors. C'est alors que j'entends un sanglot. Croyant d'abord que c'était Margaret, je m'approche et aperçois une jeune fille, assis sur une marche de l'escalier en pierre, seule, en train de pleurer. Je n'hésite pas un seul instant et m'approche d'elle pour lui rendre un mouchoir, brodé avec le prénom de mon épouse décédée et je lui dis : Mademoiselle, tenez, pour sécher vos larmes. C'est un petit geste, mais je sais que cela représentera sûrement beaucoup pour elle... Sauf si elle se refuse à prendre le mouchoir d'un domestique.
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